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Peut-on enseigner la créativité ?


05 Déc 2023
Peut-on enseigner la créativité ?

Pendant longtemps, était perçue comme un don, un talent réservé à quelques chanceux. Mais aujourd’hui, de nombreux pays développent des programmes d’enseignement axés sur la créativité, en particulier dans le domaine de la musique. Le professeur Øystein Røsseland Kvinge, de la Western Norway University of Applied Science (l’université norvégienne impliquée dans le projet Europavox Campus) et le musicien et producteur chypriote Freedom Candlemaker nous exposent leur point de vue sur l’importance de la créativité dans la musique et, par conséquent, dans la vie.

En tant qu’êtres humains dotés d’une capacité de coopération indispensable à notre survie, nous avons ce pouvoir spécial nous permettant de nous livrer à des activités qui nous rendent heureux. L’art et la création, jouer de la musique, lire pour le plaisir ; toutes ces choses agréables qui rendent notre condition humaine si plaisante peuvent pourtant être considérées comme inutiles par tout un pan de notre monde moderne, obnubilé par la rentabilité immédiate. « Est-ce que nous désirons devenir célèbres, gagner de l’argent – ce qui n’est bien sûr pas mauvais en soi – ou est-ce que nous souhaitons développer nos capacités, avoir une influence, faire bouger les choses ? », s’interroge Freedom Candlemaker, Lefteris Moumtzis de son vrai nom, l’un des musiciens et producteurs les plus réputés de Chypre. « Être créatif signifie-t-il produire de la musique continuellement ? Il est possible d’être créatif dans toutes les tâches que nous entreprenons, y compris dans la manière dont nous communiquons. Être touché, et faire en sorte que les choses autour de nous s’améliorent : voilà ce qu’est la créativité à mes yeux. »

Freedom Candlemaker (CY)

Depuis son enfance, Freedom Candlemaker a toujours su que la musique était sa voie. À l’âge de six ans, il commence à apprendre le piano. À quatorze, il prend des cours de saxophone et apprend en autodidacte la guitare, la basse et la batterie. Il étudie la musique à Boston, dans le Massachusetts, puis à Birmingham, au Royaume-Uni. Bien qu’il reconnaisse que ses études musicales approfondies lui ont été utiles, il estime que la pratique a joué le rôle le plus important. « Ma formation musicale ne m’a fourni les bases que d’une fraction de mon travail actuel. J’ai appris les choses principalement à travers la pratique, sur le tas », explique-t-il.

En plus de sa vaste discographie, répartie entre son groupe de néo-rebetiko Trio Tekke et ses albums solo dream pop et nu folk, Freedom Candlemaker a également fondé le label indépendant Louvana Records et est le directeur artistique du Lefkosia Loop Festival, du Fengaros Festival et du Fengaros Music Village. Ce dernier propose des ateliers de musique, de théâtre et de mouvement afin d’initier les festivaliers à l’art. Selon lui, la créativité est un moyen universel d’expression, permettant aux gens de puiser directement dans leur imagination et de communiquer leurs pensées et leurs sentiments de manière vibrante. « La créativité, c’est la liberté. Être créatif, c’est comme prendre soin de soi, c’est-à-dire trouver des réponses en son for intérieur. Lorsque les individus sont réprimés, les problèmes se multiplient dans le monde. Cela peut déclencher de la violence à plus ou moins grande échelle », explique-t-il.

Apprendre à être créatif

La recherche montre que la créativité est une compétence humaine essentielle à l’apprentissage à long terme. Il s’agit peut-être même de la première exigence pour évoluer dans un monde dominé par la technologie. Elle inspire la réflexion collective, nourrit les idées, motive et soutient la résilience. Il est prouvé que l’on peut développer la créativité en s’entraînant et en profitant d’environnements créatifs, en particulier dans le domaine de la musique. Ce constat n’est pas passé inaperçu en Europe : chaque année, 66 camps d’été musicaux sont organisés aux quatre coins du continent. Parmi eux, le « Young Artists Summer Camp » de l’école de musique Reina Sofia, à Madrid, permet aux 8-18 ans de développer leurs compétences musicales tout en s’amusant. Il y a aussi « Berlin: Music and Sound in the Digital Age », organisé par la Freie Universität Berlin International Summer and Winter University (FUBiS), où l’on peut expérimenter diverses méthodes de créativité musicale et de développement technique. Ce cours s’adresse à des étudiants issus de tous les domaines, sans qu’aucune formation préalable en musique ou en technologie ne soit exigée. En Grèce, la Greek Society for Music Education relaie les principes de base, les fonctions et les objectifs de la International Society for Music Education (ISME), visant à construire une communauté d’éducateurs musicaux, encourager la coopération et promouvoir l’éducation musicale pour les personnes de tous âges.

Mais est-il vraiment possible de stimuler la créativité des étudiants ? Selon Øystein Røsseland Kvinge, professeur associé à la Western Norway University of Applied Science, oui, bien sûr. « J’enseigne la musique au sein du département d’Éducation artistique, où nous proposons également des cours d’art dramatique et des formations aux arts et à l’artisanat. Certains de nos étudiants en master s’interrogent sur ce qui caractérise la créativité. Ils étudient le phénomène du ‘flow’, c’est-à-dire l’état dans lequel vous vous trouvez lorsque vous oubliez le temps et l’espace et que vous vous immergez complètement dans la tâche à accomplir. Ils essaient de trouver ce qui peut stimuler ce sentiment de fluidité et partagent leurs expériences personnelles avec la classe, afin de permettre à leurs camarades d’entrer dans cet état à leur tour. D’autres cherchent ce qui peut déclencher leur créativité lors de la production de musique. L’un de mes étudiants a sélectionné des images et des photographies et a développé des méthodes d’interprétation et de traduction des images en musique pour trouver des idées. Beaucoup de nos étudiants en master explorent la créativité en tant que sujet à part entière dans leurs recherches ».

Pr. Øystein Røsseland Kvinge

Les étudiants de Kvinge apprennent aussi à utiliser des processus créatifs basés sur des méthodes établies. Cet automne, ils ont beaucoup travaillé avec la méthode « Write a science opera ! » (WASO) (« Écrire un opéra scientifique »), qui transforme la classe en une compagnie d’opéra. La méthode WASO est quant à elle une approche créative de développement professionnel pour l’enseignement de la musique et des sciences basée sur la recherche, dans laquelle les élèves, soutenus par des enseignants, des artistes d’opéra et des scientifiques, sont les créateurs d’un spectacle éducatif.

Cette méthode s’appuie sur l’idée de la pédagogie STEAM, qui associe les arts aux sciences dures telles que les mathématiques, la technologie et l’ingénierie. « Nous avons également célébré le 50e anniversaire du hip-hop cet automne en passant une semaine à explorer les valeurs et les pratiques que la pédagogie hip-hop pourrait offrir », explique-t-il. Les élèves ont passé du temps à analyser la nature de la culture hip-hop et ses thèmes, tels que la liberté de pensée, la flexibilité, l’expression de la vérité, l’authenticité et la confiance. « Ce faisant, mes élèves se sont efforcés de créer des mouvements, des paroles de rap et des rythmes pour leurs propres performances à la fin de l’atelier. Les processus d’échantillonnage de sons et de matériaux musicaux à l’aide d’Ableton Live ont ouvert la voie à des réflexions sur la créativité », ajoute-t-il.

Les clés pour un enseignement de qualité

S’il est en effet possible d’enseigner la créativité, les professeurs de musique peuvent être confrontés à des défis. « L’un d’entre eux consiste à trouver suffisamment de temps pour maintenir un processus d’exploration continu. La créativité peut nécessiter du temps pour approfondir des problèmes complexes dont vous pourriez ne pas être conscients au départ. Et pour entrer dans le mode du ‘flow’, vous devrez travailler plus longuement ». Un autre défi rencontré par les enseignants qui s’engagent dans l’apprentissage créatif est l’infinité d’idées que les élèves peuvent proposer, et trouver la bonne façon de leur répondre. Cette capacité d’adaptation a été théorisée par des professeurs de l’Université de Stord-Haugesund et de l’Université de Bergen dans le cadre de l’étude de recherche « Improvisation in Teacher Education » (« Improvisation dans la formation des enseignants », IMTE). « L’une de nos conclusions est qu’un bon enseignant peut réagir à la totalité des interventions et des activités en classe. Il doit être capable de développer et de donner des orientations sur n’importe quel sujet abordé. Mais, il doit aussi posséder tout un éventail de façons de réagir aux événements prévus et imprévus », indique l’étude. Les enseignants doivent continuellement mettre à jour leur base de connaissances professionnelles et améliorer ou réviser leurs pratiques afin de répondre aux besoins d’apprentissage de plus en plus diversifiés de leurs élèves.

Tout comme la musique, l’enseignement est une tâche qui relève intrinsèquement de l’improvisation, et les enseignants comme les étudiants de l’université où enseigne M. Kvinge en sont conscients. « Dans l’un de nos programmes de master, en tant que devoir, nous avons demandé aux étudiants de consulter la littérature sur l’improvisation, tant dans le domaine des arts que dans celui de l’éducation. Ils ont ensuite observé et interrogé un enseignant. Ainsi, les étudiants apprennent à la fois à mener des recherches et à improviser. Nous insistons également sur le fait que la capacité à improviser en classe nécessite de l’expérience et un répertoire, deux choses essentielles qui feront souvent défaut aux étudiants quand ils entameront leur carrière ».

Étant lui-même jazzman, M. Kvinge explique qu’il utilise les « lead sheets » – les partitions d’accords et de mélodies de base sur lesquels les musiciens de jazz peuvent improviser une fois qu’ils les maîtrisent – comme une métaphore : la présentation Power Point qui accompagne souvent un cours dans l’enseignement supérieur est la « lead sheet » essentielle, mais à partir d’elle peuvent naître de nouvelles idées intéressantes. « En utilisant cette métaphore, j’implique les étudiants dans ces présentations et ces cours. Je réfléchis également en amont à la manière dont les diapositives doivent être conçues pour susciter des discussions sur leur contenu ».

M. Kvinge explique qu’en Norvège, la créativité est au cœur des principes qui régissent le programme scolaire national. « L’école doit permettre aux élèves d’expérimenter les joies de la création, d’être absorbés par l’apprentissage (dans un flow !) et par l’envie d’explorer », explique-t-il. Selon le professeur, l’éducation musicale dans toute sa diversité présente de nombreuses vertus, bien qu’actuellement l’on recrute peu dans le domaine des arts, du moins en Norvège. « L’accent est mis sur les matières principales telles que les sciences ou les langues, ce qui dissuade de nombreux professeurs de musique, potentiellement excellents, de choisir la musique comme élément central de leur formation d’enseignant. J’espère et je suis convaincu que la musique et les arts prendront de l’ampleur et deviendront une force motrice pour éduquer la population et façonner les communautés. Europavox Campus est un excellent exemple de la façon dont la musique implique infiniment plus de choses que les concerts eux-mêmes (bien qu’ils soient essentiels). Il montre que la musique a le pouvoir de créer des points de convergence pertinents par-delà les frontières et les cultures ».

Ce mélange entre expérience, connaissance et imagination aide les enseignants, leur permet de développer leur propre créativité et celle de leurs élèves. Une combinaison dont, in fine, nous pouvons tous bénéficier.

Astroturf (NO) & elen in wavs (DE) @ Europavox Campus 2023 © Yann Cabello

Par Maro Angelopoulou 

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